mardi 3 mai 2011

Politique matinale


Depuis les années 1980, lorsqu’il est question du concept de nation dans l’univers des sciences humaines, il est difficile de ne pas prendre pour point de départ, ou du moins évoquer, la définition qu’en a donnée Benedict Anderson il y a de cela plus de 25. Anderson présentait la nation comme une communauté politique imaginée – imaginée, par nature, comme limitée et souveraine.[1] L’historien explique que si elle est imaginée, c’est que malgré le fait que chaque individu constitutif de cette nation n’a pas, et n’aura probablement jamais, de rapports personnels avec la majorité des autres individus formant la communauté, il demeure à l’intérieur de chacun d’entre eux l’image de leur communion. L’auteur explique ensuite que la nation est limitée puisque que toute nation possède des frontières, précises ou non, à l’extérieur desquelles existent d’autres nations distinctes. Elle est également souveraine puisque, selon Anderson, le concept naît à une époque de bouleversement et de reconfiguration sociétaire qui engendre un désir de liberté, liberté trouvée via la projection de la nation dans l’État souverain. Finalement, la nation se présente sous la forme d’une communauté car, aux dires d’Anderson, indépendamment des inégalités et des formes d’exploitation pouvant s’y retrouver, elle est toujours conçue, d’abord et avant tout, comme une profonde et horizontale camaraderie…



Ceci étant dit, qui se sent Canadien aujourd’hui ? Au Québec, je veux dire. Qui ? Qui peut sentir cette horizontale camaraderie, cette appartenance collective, cette union/unité intangible ? Qui ? Est-ce que la politique canadienne ne vient pas de faire un bon en arrière d’environ trente ans ? C’est quoi ce foutu pays de fascistes, putain ! Et on n’est pas vraiment mieux dans notre enclave bipolaire. Comment en l’espace d’à peine trois ans peut-on passer de l’élection massive d’un parti dont le moteur principal, voire l’unique moteur, est la souveraineté du Québec (souveraineté = faire un pays, se séparer, quitter le modèle canadien, etc.) à l’élection du parti le plus fédéraliste au Canada. Allô ! dissolvez le lithium dans les aqueducs. C’est quoi la solution dans le contexte ? On peut même pas se réfugier dans l’idée de s’enfuir vers notre îlot distinct, vers l’affirmation de notre différence culturelle et politique, on vient de voter pour notre appartenance (oppositionnelle certes) à l’entité canadienne… Qu’est-ce qui vient après ? Les assassinats politiques ciblés ? J’ai ce matin tellement mal à mon pays, celui qui est à l’intérieur de moi et qui depuis qu’il existe ne cesse de mourir et mourir encore, mort-né, suicidé, avorté. À quoi donc appartiens-je, quelle est ma collectivité ? Est-ce que la compréhension mutuelle n’est pas sensée être à la base d’une collectivité partagée ? Je me sens vraiment seul en ce lendemain cataclysmique…


[1] Pour Anderson, « l’artefact culturel » qu’est le nationalisme, émerge à la fin du XVIIIe siècle par le croisement de multiples facteurs ou « forces historiques » - à l’avant-plan desquels on retrouve le capitalisme d’impression (print capitalism, porté par le déploiement massif des langues vernaculaires). Une fois cette émergence constatée, l’auteur suggère que cet artefact devient modulaire et conséquemment transposable, avec diverses variations, sur une grande variété de contextes sociaux, politiques et idéologiques.
Le développement du capitalisme d’impression semble en effet fournir un puissant vecteur de diffusion nationale dans le sens de ce qu’Anderson avance. En effet, les livres en langues vernaculaires, mais plus encore la presse offre cette plateforme identitaire commune centrale à l’idée de l’auteur. Cette idée néglige cependant le fait (et cela est particulièrement criant pour les cas russe ou latino-américain) que seule une minuscule proportion de la population d’une région appelée à devenir une nation n’est lettrée, donc apte à capté les indices à la base de l’imagination communautaire, ou encore habite une région susceptible de recevoir le message (centres urbains versus campagnes). Il m’est ainsi difficile de comprendre, de saisir comment cette vision particulièrement élitiste de la nation arrive à se disséminer à travers la large population de ce qui émerge en tant qu’État-nation. Ce problème est d’autant plus criant pour les régions à très forte minorité culturelle, ethnique ou linguistique (comme les Andes, par exemple). Ceci laisse supposer qu’à même l’État national, fondé sur une communauté imaginé par l’élite, vit une grande population qui se trouve exclue de la nation tout en y étant intégrée…

1 commentaire:

  1. Merci Guillaume. Une autre approche pour éviscérer ce que j'ai de dégueulasse en-dedans.
    J'imagine qu'on aura notre réponse aux prochaines élections (or not), mais en attendant...

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