jeudi 14 avril 2011

Cinéphilie : L’homme est un poème que l’être a commencé - M. Heidegger (III)

Simon m’a parlé de The Thin Red Line, ça m’a donné envie de le revoir. C’est de loin un de mes films préférés. Un film qui me bouleverse à chaque fois, et qui porte toujours à réflexion.

[ATTENTION SPOILERS (comme ils disent) : pour ceux qui n’ont pas vu le film, certains moments clés sont dévoilés dans le texte. Libre à vous de le lire quand même ou de courir au club vidéo louer le film avant…]

« Le but de tout art est de donner un éclairage, pour soi-même et pour les autres, sur le sens de l'existence, d'expliquer aux hommes la raison de leur présence sur cette planète ou, sinon d'expliquer, du moins d'en poser la question. »

A. Tarkovsky

Certains diront que The Thin Red Line est un film sur la guerre. Non, c’est certes un film de guerre, dans la mesure où son contexte est celui de la guerre – la bataille de Guadalcanal entre Américains et Japonais, à partir de 1942 – mais ce n’est pas un film sur la guerre, là n’est pas son propos. The Thin Red Line est un film sur la foi. Cette foi profonde en un absolu plus grand que soi, aussi difficile à saisir soit-il. Et cette foi est multiforme. C’est l’amour pour le Private Bell, Why should I be afraid to die ? I belong to you. If I go first, I’ll wait for you there, on the other side of the dark waters. Be with me now… ; Dieu, pour le Capitaine Staros, you’re my light, my guide ; ou cette grandeur et beauté mystique de la nature pour Witt :

Sergent Welsh: Still beliving in that beautiful light, don’t y’a ? How do you do that ? You’re a magician to me…

Witt : I still see a spark in you, sargent.

Malick ne choisi pas son contexte de manière anodine. Il confronte ce qui, à son sens, sont les deux extrêmes de l’existence terrestre. L’essence de la beauté rencontrée dans la pureté, le calme et la force d’une nature encore inviolée par l’homme (Guadalcanal est dans le Pacifique Sud, région tropicale plutôt isolée à la diversité florissante et peuplé que de quelques natifs encore non atteints par l’Occident. Il pourrait facilement y avoir un discours essentialiste ici, mais ce n’est pas le cas, j’en reparlerai ailleurs), et ce que l’homme peut faire de plus laid, la guerre, l’anéantissement pur et simple de l’autre, de soi. Ce contraste implique une nécessaire intervention de la foi pour rendre supportable le déchirement. Dans le monde :

Witt : This Great Evil… where does It come from. How did It steal into the world ? What seed, what root did It grow from ? Who’s doin’ this ? who’s killin’ us ? Robbin’ us of life and light ? Mockin’ us with the sight of what we might have known. Does our ruin benefit to earth ? Does it help the grass to grow, the sun to shine ? Is this darkness in you, too ? Have you passed through this night ? […] Can’t nothing make you forget it. Each time you start from a scratch. War don’t ennoble men… turns ‘em into dogs, poisons the soul.

Et en soi :

Private Bell : My dear wife, you get something twisted out of your inside by all this blood, filth and noise. I want to stay changeless for you. I want to come back to you the man I was before. How do we get to these other shores, to those blue hills ? Love. Where does it come from ? Who lit this flame in us ? No war can put it out, conquer it. I was a prisoner. You set me free.

Mais Malick ne fait ni l’apologie de la foi ni ne cherche-t-il à l’avilir. Il se questionne. Son film est à la fois prière et admonition. Cette foi, moteur de survie dans l’extrême, où nous mène-t-elle ? Qu’advient-il de nous dans la rupture la plus profonde ? Est-il possible de croire jusqu’au bout ?

La femme du Private Bell : Dear Jack, I met an Airforce captain. I’ve fallen in love with him. I want to divorce and marry him. I know you can say no but I’m asking you anyway. Out of the memory of what we had together. Forgive me. I just got too lonely Jack. We’ll meet again someday. People who has been as close as we’ve been always meet again. I have no right to speak to you this way, I can’t stop myself, a habit so strong. Oh my friend of all those shining years, help me leave you.

Que reste-t-il de Bell à la suite de cette trahison ? Non pas de sa femme à son égard, mes de l’amour lui-même. Lui qui s’est rendu à la guerre par amour et qui s’y maintient grâce à lui. Que reste-il de lui dans cette perte de repères la plus totale ?

Le Sergent Welsh, à la mort de Witt : Where’s your spark now ?

Qu’advient-il de la lumière, lorsqu’il devient impossible de la voir ? La vision survie-t-elle à celui qui l’a ? Existe-t-il quelque chose de plus grand que soi, dans la disparition même de soi ?

Et, alors que le film tire à sa fin, seul voix-off du Sergent Welsh, personnage sans doute le plus incroyant, et du même coup le plus croyant, du film : Only something a man can do. Find something that’s his, make an Island for himself. If I never meet you in this life, let me feel the lack. A glance from your eyes, and my life will be yours.

***

Malick est un fan de Martin Heidegger, ses films respire l’essence de l’être heideggérien transmuté dans la voix-off. Comme l’évoquait J. Siroka dans Ciné-Bulles :

L’Être représente l’essence même de tout ce qui existe. Il agit comme une force omniprésente qui observe et interprète le monde. Dans les films de Malick, l’Être est toujours le personnage principal et se manifeste par la voix off du ou des narrateurs. Il est important de comprendre que les propos de cette voix n’appartiennent pas exclusivement aux personnages auxquels on les associe. Ils sont partagés avec l’Être qui s’approprie en partie ces propos leur attribuant ainsi une double fonction : celle d’informer sur l’état et les actions des individus en question et celle de rendre compte de l’incidence de leur existence dans une perspective universelle. En d’autres mots, la voix off tient lieu d’impressions subjectives et objectives en même temps.
Il n’y a pas de morale dans The Thin Red Line, comme dans aucun des films de Malick d’ailleurs. Il n’appartient pas au réalisateur de déterminer ce qui doit être pensé ou fait – il en serait incapable de toute façon. Ce que Malick nous laisse est un questionnement. Si l’homme est capable de détruire ce qu’il y a de plus beau dans le monde et en soi, peut-il constituer quelque chose de plus grand que lui ? Et s’il le peut, ne va-t-il pas simplement le détruire également. Who’s doin’ this ? who’s killin’ us ? Robbin’ us of life and light ? Mockin’ us with the sight of what we might have known. Ce Great Evil n’est-il pas simplement en nous ? L’homme pouvant être la mesure de lui-même, il est son sauveur et son plus grand mal, son rédempteur et son meurtrier. Il allume sa lumière et l’éteint…

Et le film vient boucler la boucle que Witt amorçait avec les premières paroles du film : What’s this war in the heart of nature? Why does nature vie with itself? The land contend with the sea? ls there an avenging power in nature? Not one power, but two? l remember my mother when she was dying. Looked all shrunk up and gray. l asked her if she was afraid. She just shook her head. l was afraid to touch the death l seen in her. I heard people talk about immortality, but I ain’t seen it. l wondered how it’d be when l died. What it’d be like to know that this breath now was the last one you was ever gonna draw. l just hope l can meet it the same way she did. With the same… calm. Cos that’s where it’s hidden – the immortality l hadn’t seen.

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