samedi 2 avril 2011

Je suis là pourquoi déjà (partie 2)


Puisque mon travail de recherche est désormais officiellement commencé, je risque de parler un peu plus souvent d’histoire bolivienne, mes travaux allant désormais constituer une bien plus grande part de mon quotidien ici. Je vais tout de même continuer à parler de tout et de rien question de m’amuser et de plaire à toutes les franges de mon lectorat (vous avez tout de même déjà constituées 219 entrées sur ce blogue, merci, c’est pas mal pour un site qui ne parle même pas de hockey ;)), mais je pense qu’une légère mise en contexte serait pertinente. En fais, à moins d’une recherche googlienne particulièrement hasardeuse, vous savez tous que je travaille sur l’histoire de la Bolivie, mais peu d’entre vous savez concrètement ce sur quoi je travaille. Alors voilà je vous transmets en guise de mise en contexte l’introduction et une petite section de mon projet de thèse. Sentez-vous bien à l’aise de sauter cette partie si vous n’êtes pas dans un mood trop académique (je vous ai tout de même enlevé les références)…

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 Quiconque descend sur La Paz ne peut demeurer insensible à sa générosité. La capitale andine s’offre dévoilée, sans masque, ouverte comme un livre prêt à lire. Empruntant la route serpentine qui depuis les hauteurs autochtones de sa banlieue s’évertue à rejoindre le cœur de la ville, une géographie anthropomorphique se découvre à nos yeux. L’âme de La Paz s’exprime dans les traits de son visage, traits creusés à même le roc de cet immense bol au milieu des montagnes. Elle a la peau usée du froid de l’altitude, les yeux ridés par ce soleil qui la frappe sans filtre, plissés pour s’être trop souvent fermés devant l’injustice qui la stratifie. Le visage de La Paz révèle les traits métonymiques du pays dont elle est le symbole, il révèle les fondements de l’histoire qui la constitue et qu’elle perpétue. Comme figée dans les vestiges d’une hiérarchie coloniale pigmentocratique, la ville se segmente verticalement. En son cœur s’étale la richesse d’une élite possédante, blanche, héritière d’un pouvoir créole transmis d’une génération à l’autre, tandis que sur ses cimes, se déploie l’expression patente des phénotypes associés à l’indigénat et la pauvreté qui y est liée. Et entre les deux, une gradation qui combine couleur et richesse et qui s’avère la criante expression d’une stratification socio-raciale aujourd’hui encore maintenue. 
Dans un contexte en apparence aussi tranché, la réélection en décembre 2009 d’Evo Morales à la tête du gouvernement bolivien, dès le premier tour des élections présidentielles, apparait comme un important pas en avant. Si l’arrivée au pouvoir de Morales en 2005 – élection faisant de lui le premier président indigène de  la Bolivie – avait créé tout un émoi dans les Andes, la netteté des derniers résultats électoraux (64 % des suffrages) semble marquer une certaine stabilité dans l’avancement de la cause autochtone dans ce pays à forte concentration amérindienne. Néanmoins, si le cas Morales est indicatif de la capacité, depuis quelques années, des mouvements émancipatoires autochtones à se faire entendre d’une manière plus effective[1], la Bolivie demeure encore bien loin d’une réelle démocratie raciale.[2] C’est d’ailleurs en partie de cette observation que naît le présent projet de recherche.
Dans les enjeux actualisés de la Bolivie contemporaine, il est difficile pour l’historien de ne point percevoir une filiation remontant à la mise en place des institutions et des rapports de pouvoir caractéristiques de la naissante nation d’il y a quelques 150 ans. Ce qui se manifeste dans les politiques avancées par le Movimiento al Socialismo (MAS)[3], comme dans les diverses mouvances sociales qui enflamment le pays, apparaît en grande partie la suite logique de conflits plus anciens, la conséquence des attitudes et actions projetées au moment où l’État nation bolivien cherchait à s’établir fermement à partir des années 1860.
Ainsi, notre projet de recherche a comme objectif d’évaluer la participation et l’impact des communautés amérindiennes dans l’émergence de l’État nation bolivien dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Dans les Amériques, le XIXe siècle est synonyme d’indépendance et de transformations étatiques. Jusqu’aux années 1980, l’historiographie tendait à démontrer qu’en majorité, les États et les nations s’y développant naquirent d’une volonté et de projets éminemment créoles[4]. Ce développement national ne tenait cependant pas compte du poids démographique autochtone ni de sa conscience politique. Dans le dernier quart de siècle, anthropologues et historiens ont travaillé à revoir la participation indigène dans l’édification des diverses nations, cherchant à positionner l’Amérindien comme agent conscient de changement de son milieu et, conséquemment, comme acteur du développement national. Or, si les autochtones trouvent davantage leur place dans l’historiographie des nations émergentes, l’impact de leurs actions sur la structuration des États nations demeure encore, à quelques rares exceptions près, marqué d’un vide théorique que nos travaux s’engagent à combler. C’est à la suite de ce constat que l’on peut donc se demander comment les communautés amérindiennes contribuèrent à modeler la structure et le caractère propre de ces nouveaux États nations. Notre étude cherchera conséquemment à sonder en quoi, par leurs actions, leur mobilisation, leur manière d’envisager le politique, les communautés amérindiennes contribuèrent à forger l’État nation bolivien.

[…]

En synthétisant les éléments historiques centraux à notre projet de recherche, on constate, dans un premier temps, qu’au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, une fois le pays stabilisé suite aux guerres d’indépendance, émerge une conception nationale étatique portée par l’élite créole qui semble être mis en place au détriment des communautés amérindiennes. Dans le contexte bolivien, la base de ce projet se présente comme l’imbrication du développement d’un libéralisme économique combiné à l’idéologie républicaine et à ses institutions. L’essor de la nation passe ainsi par un libéralisme économique centré principalement autour de  politiques visant l’expansion de la propriété privée. Ensuite, on remarque une imbrication soutenue de la vie politique et de la sphère juridique, principalement en ce qui a trait aux notions de citoyenneté et de l’exercice de celle-ci. Le modèle politique mis de l’avant par l’élite heurte conséquemment le mode de vie communautaire des autochtones. En insistant sur la propriété privée, sur une citoyenneté très exclusive (blanche, masculine et censitaire) et sur une judiciarisation des rapports à l’État (la loi et la jurisprudence définissent les rôles, droits et devoirs vis-à-vis de l’État), le projet national créole choque les fondements identitaires autochtones liés à l’appartenance à la terre et à un mode de vie communautaire. Il en résulte que la période d’établissement de l’État nation en est une de confrontation, les Amérindiens usant des structures créoles pour contester ces mêmes structures qui entravent leurs modes de vie ancestraux.
À ce premier constat qui sert de toile de fond à notre étude, on peut ajouter que la période qui nous intéresse est marquée par deux conflits majeurs et potentiellement déterminants dans la constitution et la définition de la nation bolivienne. Situation à forte connotation patriotique, la Guerre du Pacifique (1879-1883) apparaît comme un moment clé à étudier pour comprendre l’orientation que prend la nation dans la manière de se percevoir elle-même dans un contexte qui dépasse ses propres frontières ; étudier son déroulement et ses significations, ses conséquences, nous permet d’approfondir les enjeux liés aux frontières et limites de la nation. Dans une optique similaire, la Guerre fédérale (1898-1899) qui déchirera le pays permet d’approcher les dissensions internes quant à la tangente que les différents groupes constitutifs de la nation cherchent à lui faire prendre ; il s’agit en somme de sonder le violent débat à savoir qui et comment sera dirigée la nation. Ces deux conflits voient un nombre important d’indigènes y prendre part, assurant une forme de négociation des enjeux leurs étant propres. À travers le déroulement et la conclusion de ces deux guerres on constate, d’une part, que les Amérindiens y sont marginalisés ; comme ce fut observé du côté péruvien, leur patriotisme n’est pas reconnu. D’autre part, on note que, d’un point de vu pratique, les Indiens sont exclus de la citoyenneté. Or, en nous plaçant à un niveau micro historique, on remarque que les Amérindiens s’avèrent des acteurs centraux dans l’évolution nationale et des agents directs des changements s’opérant sur la structure et les composantes de l’État.
D’un point de vue général, ce qui nous intéresse est de comprendre la place, le rôle et l’impact des communautés amérindiennes dans la construction nationale bolivienne au cours de la période cruciale pour le développement national que ciblent nos recherches. Comme nous l’avons présenté plus haut, deux axes seront privilégiés dans la conduite de nos travaux. D’un côté, nous étudierons le rôle des communautés amérindiennes lors de la Guerre du Pacifique, ainsi que leur relation avec l’élite créole pendant et après le conflit ; de l’autre côté, nous investiguerons le rôle joué une fois de plus par les communautés lors de la Guerre fédérale qui clos le XIXe siècle bolivien. Si ces deux axes constituent les deux accès privilégiés pour répondre à nos questionnements, nous ne pouvons négliger pour autant ce qui semble, plus que tout, structurer la relation entre communautés autochtones et Créoles à l’époque et qui conséquemment génère le contexte propre à notre étude, soit les transformations agraires et foncières qui modifient profondément le rapport entre les communautés et l’État. Ainsi, sans constituer un objet à part égale d’investigation, ce dernier point se doit d’être abordé afin de comprendre la nature des relations qui se déploient dans le cadre de notre recherche.


[1] On constate un début de mobilisation autour des enjeux et symboles amérindiens dans les années 1970 et 1980, mais le tout conserve une ambigüité indéniable.
[2] L’expression est ici employée au sens d’une égalité des chances pour tous, indépendamment de l’appartenance ethnique à un groupe donné, et non de l’idéologie du même nom en vigueur au Brésil au cours du XXe siècle.
[3] Le MAS est le parti d’Evo Morales. Depuis son accession au pouvoir, il a entrepris de nombreuses réformes sociales et économiques dont une réforme constitutionnelle visant une plus grande équité entre les divers groupes constitutifs de la nation.
[4] Les Créoles sont les individus d’origine européenne nés en sol américain. Dans le contexte andin, ce sont majoritairement eux qui ont mené les guerres d’indépendance, et ce sont les principaux dépositaires du pouvoir une fois qu’émergent les nouveaux États nations.

1 commentaire:

  1. Ton style d'écriture académique est pas mal semblable au mien! comme on dirait sur facebook: J'aime!

    p.s. et le projet est vraiment intéressant aussi...

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